Bureau de Yoko Tsuno.

Le Forgeron

Bien que la pièce ait été attribuée à une personne d'origine asiatique, tous les meubles sont encore d'origine. Pourtant, tout le monde en rentrant dans la pièce sent le zen qui se dégage d'un rangement épuré, de murs vierges de décoration et d'armoires rangées de façon absolument impeccables. Le seul indice trahissant le locataire est un bonzaï entretenu pendant ses moments de détente, posé dans un coin du bureau.

Derrière le bureau, coiffée de ses petites lunettes de lectures, Tsuno parcourait les divers dossiers rédigés par les Enragés hier. La plupart étaient des projets de lois, demandes d'amendements ou compte-rendus de commissions. Les plus intéressants étaient pour elle les dossiers techniques rendant compte de l'état de la ville de Sainte-Justice secteur par secteur.

Faisant patienter en une belle pile tout le côté politique de sa tâche, Yoko posa plusieurs feuillets côte à côte pour voir si elle avait vu juste. Oui, il s'agissait bien de cela. Les quartiers pauvres avaient une consommation d'eau et d'énergie largement sous-évaluée. Piratant sans vergogne le réseau officiel, ces quartiers utilisaient bien plus que ce qui leur était nécessaire. Presque le double à vrai dire. La majeure partie devait être perdue dans des fils à moitié fondus ou des canalisations percées.

On en était à un point ou un seul secteur pauvre placé entre deux autres secteurs pouvait provoquer des baisses de tension et des chutes de pression de façon assez chaotique.

Se rejetant en arrière en poussant un soupir, elle explora les possibilités. La police de Sainte-Justice n'y allait pas avec le dos de la cuillère et une descente violente donnerai le temps de trouver les points piratés. Mais la réparation serait longue et inutile, vu que les mafias locales ou les pauvres hères se brancheront ailleurs. De toute façon, quoi qu'il arrive, ils ne payeront pas ces services pour la simple raison qu'ils ne le peuvent pas.

Envoyer des Héros? Ils seraient plus rapides et efficaces que les policiers mais encore une fois cela déplacerait le problème. Restait son option numéro trois, très audacieuse. Plutôt que de laisser les gens pirater de l'eau et de l'électricité en faisant des dégâts sur l'ensemble du réseau, si on leur offrait directement les ressources? l'idée était de poser des points de distribution efficaces à intervalles réguliers, points dotés d'un réseau basique couvrant... disons... 300 mètres de circonférence chacun.

Le coût serait amorti en quelques années, grâce à des entretiens du réseau devenu plus espacées et une gestion des ressources plus claires. En plus, ce serait bon pour l'image de marque. Et, allez savoir, peut-être que des pauvre coincés dans ces quartiers auront une vie meilleure, une meilleure hygiène et pourront s'en sortir.

Réunissant les éléments dans le dossier, elle alluma son ordinateur et commença à rédiger un projet d'action, demandant au service technique une estimation du nombre de points de distribution à poser pour alimenter toute la ville, au département de recherche de faire un devis pour construire un point en collaboration avec le service des fournitures et de l'équipement afin d'utiliser du matériel déjà existant. Un travail qui n'avait rien d'héroïque mais qui lui plaisait.

Du bruit se fit entendre dans le couloir menant au nouveau bureau Yoko Tsuno. Un bruit habituel chez les Sans-Bérets : une foule de super-héros et d'assistants en tout genre suivant à la trace Fantomette qui marchait alors d'un pas rapide. Froide, comme toujours, l'œil vif et ses fines lèvres laissant glisser quelques paroles en réponse aux questions les plus utiles.

"Dites à Mr. Clauduet de fixer un horaire pour le diner de ce soir, dans la liste des restaurants proposés. Evidemment, je veux que chacun d'eux soit verifié par mes équipes"

Elle avançait encore, en direction du bureau.

"Je n'ai pas vu La Souris depuis une dizaine de jours, je souhaite un rapport dans l'heure"

Elle rentra sans frapper, la foule s'arrêta net. Une règle était connue de tous : la cour pouvait s'attirer les faveurs de la Chancelière dans les couloirs ou sur rendez vous mais on ne suivait jamais Fantomette dans une pièce. Les plus vieux cadres du partis en rageaient encore.

Costume parfaitement repassé, cape ajustée et masque traditionnel, elle s'avanca vers le fauteuil le plus proche et s'assit avant même de s'exprimer.

"Le Forgeron... hm, carrière intéressante, compétences recherchées, c'est ce qui m'a poussé à approuver votre dossier. Une femme, ce n'est pas pour me déplaire. Nous sommes entourés de bien trop d'impuissants. Je suis une femme directe, j'ai une question en tête, répondez moi franchement : vous avez 40 ans, il est tentant en tant que député de vous créer un réseau parmi les Gardiens en prévision de votre éventuelle ascension. Et pourtant en tant qu'équipementière, votre travail se centrera largement parmi les Enragés. Quelle est votre tendance ?"

Le Forgeron

Yoko n'aimait pas trop être dérangée dans son travail et eut une petite moue agacée quand la porte s'ouvrit. Elle ne se rappelait pas d'un rendez-vous pour aujourd'hui mais se radoucit un peu en reconnaissant la silhouette. Son bureau devait être à présent assiégé par au moins une dizaine de personne à présent, donc la rédaction de ses lettres devra patienter. Retirant ses petites lunettes de lecture, Tsuno se laissa aller dans le fauteuil moelleux.

Elle n'avait pas à faire de chichi : N'ayant rien d'une super-héroïne masquée, elle était plus une femme du quotidien. Il fallait donc supporter ce naturel calme quel que soit l'extravagance de la tenue de son interlocuteur. La question de la Chancelière était pertinente mais la japonaise naturalisée détestait se justifier. Toutefois, il fallait bien mériter son poste...

"J'ai la tendance de n'importe quelle chef d'entreprise."

Il y a des clans, des conspirations même au sein de son parti. Il fallait être aveugle pour ne pas le savoir. Normal que sa supérieure veuille des éclaircissements. Toutefois, elle laissa quelques instants de vide avant de continuer.

"Je veux que mes idées se réalisent. Spécialisée en gestion informatique et technique, ce sont des secteurs qui par nature changent tout le temps. Si je deviens Gardien, je ne pourrais que dire oui ou non sur des textes pondus par d'autres, pas très intéressant... Mon but premier comme femme politique est d'accompagner la modernisation de Sainte Justice aussi longtemps que possible..."

Voilà pour expliquer la position de Yoko Tsuno. Mais la question était aussi pour Le Forgeron. Se penchant en avant et parlant plus doucement, elle était franchement agacée et ne le cachait pas.

"...Et officiellement Le Forgeron n'a aucun lien avec Yoko Tsuno... je vous prierai d'être discrète là-dessus parce que si un des super-vilains mutants sait qui fournit en gadgets son ennemi juré j'aurais du mouron à me faire..."

Revenant en arrière, elle sortit un petit dossier très confidentiel et le posa entre elles, l'ouvrant pour dévoiler son contenu. C'était des schémas de construction pour des véhicules, avions, armes et autres matériels de haute technologie. La personne capable de mettre une caméra dans son bureau n'était pas encore née.

"Mettre au point tout ces bijoux est nettement plus amusant que de rôder dans les couloirs. La Forge a été approvisionnée et la chaîne de montage automatique est fiabilisée. Ma tendance est là : mettre tous les atouts du côté des humains pour prouver notre valeur et les aider dans leurs tâches."

La Chancelière se caressait les lèvres d'un doigt tout en observant la petite femme d'origine asiatique lui exposer clairement sa pensée. L'expérience était immédiatement perceptible chez Yoko et sa réponse s'avérait plutôt en accord avec les attentes de Fantomette.

Elle lui semblait à présent un élément parfaitement utile dans les rouages administratifs des Sans-Bérets, doublée d'une experte en technologie. Ces derniers temps, la simple condition d'humain des membres de son parti s'était fait sentir et elle avait travaillé d'arrache-pied avec le prédécesseur du Forgeron afin d'élaborer de nouvelles armes. Elle n'eut pas de pensée posthume pour ce dernier.

"Je sens là un certain esprit Sans-Béret, c'est appréciable. Quant à votre crainte de l'ennemi, elle est justifiée et je tiens à vous le dire dès à présent : votre prédécesseur a été liquidé. Nous risquons de collaborer étroitement dans les mois à venir au sujet de l'équipement du Parti"

Elle fit basculer une cuisse sur l'autre tout en ajustant son masque. Son regard se portait sur le bureau du Forgeron.

"Mais vous savez aussi que la méritocratie prime ici. Un Héros est non seulement un législateur d'envergure, mais aussi un meneur de troupe. Vous allez devoir vous faire respecter parmi les Enragés, et ce n'est pas une chose aisée.

Qu'en pensez vous ?"

Le Forgeron

La chancelière semble avoir apprécié la réponse, ce qui était un bon point. Et une de ses tâches en tant que femme politique accomplie, une. Toutefois, la tirade qu'elle eut n'était pas réconfortante, loin de là. Le précédent Forgeron s'est fait éliminer? Un peu normal quand on y pense. De son côté, Yoko avait tout fait pour que l'on ne puisse faire le rapprochement entre ses deux identités. Faire le lien entre un homme baraqué et une frêle asiatique... il faudrait vraiment avoir l'esprit tordu pour y arriver!

"Je me doute que faire Le Forgeron est un poste à risques. Le fait que je n'ai jamais été dotée d'une identité secrète jusque là joue pour moi. Bien évidemment, je développerais du matériel spécifique aux Sans-Bérets."

Préférant mettre toutes les chances du côté de la survie des humains, Yoko ne voyait pas de problèmes à équiper les Héros des autres clans. Il va sans dire que si il arrive à ses oreilles qu'un Héros a utilisé une de ses créations contre un autre Héros, ce dernier entendrait parler du pays. En fait, sa plus grosse inquiétude vis à vis du monde politique, c'est qu'on lui demande d'utiliser sa technologie pour éliminer physiquement un adversaire du parti. Vu son ardence à défendre la vie sous toutes ses formes, c'était hors de question.

Se levant, Yoko alla vers un rayonnage et tira un ensemble de livres factices dissimulant un service à thé ainsi qu'une bouilloire. Enclenchant la bouilloire remplie d'eau et se préparant un thé, elle demanda par geste si Fantomette voulait l'accompagner dans sa pause. Elle posa d'ailleurs un petit plat de biscuit sur son bureau.

"Je n'ai jamais obtenu du respect par la peur. Je suis une femme, petite et d'origine étrangère. Cela limite mes moyens de m'imposer... Il me reste mes atouts maîtres qui sont mes contacts avec les industriels un peu partout sur la planète, mon réseau d'information qui viole quelques lois internationales mais très efficace ainsi que ma "neutralité". Soyons objectifs. Si un Mutocrate ou un Néo-Jacobain veut nous contacter, je suis probablement la plus ouverte au dialogue de l'Assemblée. Tout du moins, c'est l'impression que je m'efforce de donner... Gérer les Enragés est probablement difficile mais je n'ai pas encore eu beaucoup de contacts avec eux..."

Se versant une tasse d'un thé très aromatisé et en servant un à Fantomette si elle en a demandé, Yoko savoura le goût avant de se rassoir. Rejetant une mèche rebelle en arrière du bout d'un doigt, elle eut un sourire un peu amusé.

"Si je me sentais l'âme d'un animal politique, j'aurais joint les Gardiens. Je ne suis qu'une héroïne de 40 ans qui passe sa retraite en analysant des schémas techniques... Tout du moins c'est ce que je veux que les gens croient... J'ai du répondant et des ressources... on verra bien si j'arriverais à m'imposer."

Défi intéressant s'il en est.

Fantomette commençait à présent à
cerner ce nouveau Héros qui avait rejoint ses rangs. Elle scruta quelques
instants les biscuits posés sur la table. Un souvenir agressif l'assaillit : il
y a deux ans affalée sur du carrelage se plantant en urgence une piqure anti
poison. Elle secoua donc la tête, sans expression.

La petite japonaise (néanmoins plus âgée) remplirait sans
doute mieux son rôle que son prédécesseur, surnommé l'Electrophaïstos. Ce
dernier était plus nerveux, avec un carnet d'adresse moins étoffé et avait
toujours eu du mal à refouler son machisme primaire. La Chancelière ne l'avait
gardé que pour son exceptionnelle rapidité dans le travail demandé.

On l'avait retrouvé il y a un mois criblé de balles de
fusil à pompe. Il prenait simplement son petit-dejeuner, dans son bar favori et
dans le plus parfait anonymat. Un scooter s'était arrêté, certains badauds ont
plus tard témoigné que le meurtirer lui avait crié "Tu ne te mêleras plus
jamais de nos affaires". Puis il s'était fait descendre sans gloire,
l'enquête des Sans-Bérets n'avait toujours pas résolu la manière dont les
commanditaires s'étaient pris pour découvrir son identité secrète.

Fantomette n'en dirait évidemment rien. Elle n'avait pas
encore fait ses preuves. Elle l'écouta encore attentivement : une différence
s'établissait entre elles. Elle avait beau s'engager en faveur des jeunes du
Parti, elle demeurait fondamentalement une pacifiste, ce qui la rapprochait du
code de l'honneur des Anciens. Elle resterait donc sur ses gardes, prudence
oblige.

"Bien. Je n'ai plus de temps à perdre.
Deux super-héros vous attendront demain à 19h au Parc de la Résistance,
quartier de l'Atomico-Champignac. Je vous n'en dirais pas plus, la surprise est
bien plus délicieuse"

Elle lui sourit froidement et se leva sans un mot. Son
téléphone sonna, fin de la discussion.

(HRP : Tu peux poster au parc
de la Résistance, petite mise à l'épreuve)

» Yoko Tsuno