A Just Case (Mardi soir)

Le bruit d’une mobylette se fit bientôt entendre. Une nuisance peu commune dans cette partie de la ville. Rares étaient les occasions où l’on pouvait contempler un bien lotis s’avilir à la nourriture du peuple. La livreuse arriva dans son enfer sonore, des écouteurs hantaient ses oreilles avec une musique techno, son uniforme, d’un vert pâle et hostile, lui donnait une mine malade, épuisée par des nocturnes difficiles. Elle connaissait bien le client, tous, au restaurant, se rejetait le travail. Bien que le quartier soit sûr, l’atypique personne qui s’engouffrait la cannibale sans oignon suintait l’étrangeté. Dire qu’ils avaient dû inventer un jeu de hasard pour déterminer qui irait sonner à sa porte.

Béatrice maudissait le ciel à s’acharnait sur elle trois fois de suite. Sa chevelure d’or, sous le sombre voile de ce mardi soir, paraissait fade. Ses yeux verts, à l’inverse, pétillaient grâce à la lune pour donner à la demoiselle ce regard reptilien qui sut convaincre son patron de l’engager. Arrivée devant la grille du bâtiment, elle saisit le code pour faire sauter le loquet. Pauvre âme qui ne doutait pas de l’ombre qui la suivait. Elle pénétra dans l’immeuble, gravit les marches vers le premier étage et sonna. Craintive, elle retint son souffle lorsque la porte s’ouvrit dans un grincement, révélant le petit homme, mince, vieux et aux longs doigts fins. « Ha mon enfant, entrez, lâcha-t-il d’une voix mielleuse, j’ai oublié votre pourboire sur la table du salon ». La jeune adolescente hésita quelques secondes, l’homme transpirait une aura malsaine, mais elle ne pouvait pas retourner au restaurant sans l’argent. D’un pas incertain, elle franchit le seuil de l’entrée.

Au début, seul des murmures furent perceptibles pour le Ch’ti privé. Il différenciait aisément la voix fébrile de Béatrice et les répliques mielleuses de sa proie. Grocerveau semblait inciter la livreuse à le suivre plus loin dans son antre, cette dernière, sur ses gardes, refusait en ce qui, avec la distance, ne semblait être que des chuchotements. Une cendre tomba devant le Super-Héros, une braise encore étincelante qui s’éteignit aussitôt que son regard se posa sur elle. Il n’était pas seul dans cette cage d’escalier, quelqu’un l’épiait tandis que lui-même s’amusait au voyeur.

Soudain, un cri se fit entendre. Le ch’ti privé n’eut aucun mal à reconnaître la détresse de Béatrice, il fallait agir avant que le drame ne se produise. Mais était-ce prudent sachant que des yeux inconnus épiaient ses propres faits et gestes ?

Son pied heurta une surface molle et velue ; il s’enfonça dans cette chair animale jusqu’à ce qu’un grognement sortit du gosier de l’inconnu. Un rugissement bestial qui s’accompagna par une prise du mollet du détective. D’un mouvement de poignet, il projeta le Super-Héros contre un mur. Une courte propulsion qui n’empêcha en rien une réception aisée du Ch’ti, mais l’ennemi, pressé par la détresse d’une innocente, profita de ces quelques secondes pour pénétrer dans l’appartement. Seule une silhouette se laissa apercevoir, celle d’un loup bipède qui suffit à révéler l’identité du fumeur.

Mercantour avait souvent fait les premières pages, un mutant hybride à la force canine. Les enfants l’adoraient. Chaque année, lors des défilés d’Halloweens, les bambins se déguisaient d’un masque canin, saupoudré d’un haut-de-forme, pour quémander de la sucrerie aux ménagères. Un Néo-Jacobins de seconde zone, en statut du moins, car parmi les membres, même les plus hautes instances le tenaient en grande estime. Pourquoi était-il toujours aussi boudé dans sa carrière demeurait un mystère.

Le Ch’ti comprit immédiatement, ce n’était pas un ennemi, ni un allié, juste un concurrent. Sur chaque grosse affaire, on trouvait toujours un héros, et les membres d’un parti bénéficiaient d’un réseau d’information défiant toutes concurrences. À nouveau, le détective ne disposait plus que de ses oreilles pour deviner ce qui se passait dans la pièce, des coups de feu se firent entendre, et de nouvelles voix apparurent dans la mêlée sonore.

Tout se jouait dans le salon. La vaste pièce exprimait une gloire passé maintenant muée en un champ de bataille résidentiel. La table, renversé sur le sol, exposait fièrement ses pieds au plafond. Le lustre de cristal, majestueux, se balançait tandis qu’un tableau du Mousquetaire Masqué était tombé au sol pour révéler, incrusté dans le mur, un coffre fermé par une combinaison électronique. Au milieu se tenait Mercantour, l’immense bête poilue sur laquelle trônait un magnifique haut de forme. Au coin de ses lèvres, un cigare, maintenant éteint, essayait de s’échapper. Face à lui, trois hommes en costume, tous armés d’un Beretta dont les canons pointaient le Super Héros aux allures d’un loup. La jeune fille, elle, s’était recroquevillée dans un coin, ses membres tremblaient et des larmes s'extirpaient de ses yeux, il y a peu si innocent. GroCervaux profitait de cet interlude pour prendre la tangeante en enjambant une fenêtre pour sauter.

Le Ch’ti, encore à l’écart, remarqua un couloir au bout duquel, une porte, encore entrouverte, donnait elle aussi sur le salon. Grâce à elle, il pourrait aisément contourner les gardes pour les surprendre par derrière. Mais ce couloir offrait une autre possibilité puisqu’il débouchait immédiatement sur GroCervaux, luttant contre son âge pour parvenir à surmonter l’obstacle.

Les laquais de GroCervaux ne se doutèrent de rien. En un instant le garde le plus à droite fut désarmé à l’aide d’une clé de bras militaire, le Ch’ti détective, passé maître dans l’art, pressa la détente pour se débarrasser du deuxième. Lorsque la détonation se fit entendre, Béatrice, toujours recroquevillée dans son coin, poussa un cri d’effroi. Au même moment, une masse velue s’empara du dernier homme, le plaquant en une propulsion animale contre un mur. L’immense main du loup serrait la gorge du partisan, étouffant l’ennemi qui tentait, en vain, de se débattre de cette prise surréaliste.

Mercantour s’alluma, avec sa griffe libre, son cigare toujours logé au coin de ses lèvres. « Foutu humain, lâcha-t-il pour conclure à un léger grognement, on se bat pour que vos droits soient conservés et vous, imbéciles heureux, vous vous ralliez aux Mutocrates ». L’immense haut-de-forme du loup assombrissait le regard de la bête. « Merci l’ami, poursuivit le mutant tout en assommant sa victime avant de le laisser s’écrouler au sol, je n’ai pas le plaisir de te connaître. Un Sans Parti, voilà qui est rare. Je suis Mercantour, Néo-Jacobin ».

Laissant à son allié d’une nuit le soin d’endormir les deux survivants, Mercantour partit s’accroupir près de Béatrice pour la rassurer. « Du calme gamine, c’est terminé, ce gros porc c’est échappé, j’entends encore sa voiture crisser des pneus. Le mieux à faire, il l’aida à se relever, c’est de rentrer chez vous. Moi et… l’inconnu, on s’occupe du reste ». Béatrice, maintenant debout, ne demanda pas d’explication et, probablement porté par la panique, s’échappa en courant, bousculant légèrement le Ch’ti Détective avant de franchir le seuil de la porte. « Qui es-tu l’ami, grogna le loup en direction du Super Héros, et pourquoi viens-tu enquêter sur mon territoire ? »

Mercantour fut quelque peu décontenancé par l’accent nordique du détective. Il désapprouvait ces patois qui enfermaient certains dans leur culture régionale, un pénitencier linguistique, selon lui, qui rappelait aux touristes leur appartenance étrangère. Le loup regarda Béatrice partir en courant. Il marcha de ses lourdes pattes dans la pièce, allant et venant d’un bout à l’autre pour chercher des indices. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de la gamine, répondit-il tout en continuant son travail d’enquêteur, je dois découvrir ce que les Mutocrates préparent. Cette affaire n’a pas de sens, GroCervaux ne s’avilit pas gratuitement au rapt d’une jeune fille, ça cache quelque chose… Surtout en cette période de célébration ».

Tapotant contre les murs, il découvrit une porte dérobée. « Voilà le genre de luxe inutile qu’apprécie les Mutocrates. Oublie ton coffre l’ami, c’est ici que ça se passe ». Mercantour prit les devants, pénétrant dans ce qui semblait être un petit laboratoire. À l’intérieur, on ne trouvait qu’un plan de travail, sur lequel s’asseyaient des alambics et des tubes à essais. Le plus perturbant fut une petite boîte en verre, dans laquelle un liquide violâtre enveloppait une main pour la maintenir en une sorte d’apesanteur aquatique. Lorsque le loup ouvrit l’un des tiroirs, il découvrit une lettre qu’il lut à voix haute :

« Mon cher Delaporte,

Nous disposons d’un stock capable d’enrichir grassement vos poches, mais les autorités, même dans les quartiers pauvres, nous contraignent à une léthargie bien embarrassante. Connaissant vos talents particuliers, et vos qualités en tant qu’homme d’affaire, je souhaiterais vous proposer une association, qui j’espère, nous sera mutuellement profitable. Nous devons trouver un réseau de distribution capable de passer outre les radars de la police, pour cela, nous avons sélectionné une série de restaurants fournissant un service de livraison. Malheureusement, quelques récalcitrants continuent à jouer les fortes têtes et refusent cette opportunité, pourtant alléchante. Étant donné notre statut particulier, et l’étroite surveillance actuelle des forces de polices, nous comptons sur vous, et vos hommes, pour faire changer d’avis ces pauvres hommes d’affaires.

Amicalement B Y.

PS : Veuillez brûler la lettre après lecture ».

Mercantour regarda son interlocuteur, l’air serein, il venait de percer à jour l’homme derrière cette entreprise. Il dégaina son téléphone et composa un numéro : « S’pèce de Raclure, nous avons un p’tit cadeau des Dieux qui vient de nous tomber dessus. Un Mutocrate en collaboration avec Youffa, j’en ai la preuve écrite. Quoi ?! Sois pas idiot ?! Tout de même s’pèce de chien, une lettre les incriminant ! Bien, on se retrouve devant le théâtre de marionnettes du quartier Valjean ». Il leva les yeux vers les détectives, le museau passablement irrité : « Tu peux venir, je te dois la vie après tout, mais ça risque de pas être propre ».

Mercantour ouvrit la marche vers le salon. Il enjamba les corps inertes, s’approcha du coffre et d’un mouvement sec du poignet, il ouvrit la porte, fissurant le mur. « Je ne sais pas pourquoi tu t’obstines à vouloir y jeter un œil, maugréa-t-il, ces bourgeois ne gardent que leurs économies dans ce genre de truc ». Le ch’ti, persistant dans sa demande, vit sa curiosité récompensée. Certes, le loup eut partiellement raison. Il afficha une moue satisfaite devant les liasses de billets et les bijoux. Mais en farfouillant un peu plus, le Super-Héros du nord découvrit une petite cassette audio. Elle serait passée inaperçu sans une absence d’étiquette qui l’intrigua. « On s’en occupera plus tard, dit Mercantour, peu convaincu de l’utilité de l’objet, on a un rendez-vous important ».